lundi 5 juin 2017

La Chastelaine de Vergy

Nous venons de rencontrer des personnages de la lignée des ''de Vergy''. Un nom déjà mis à l'honneur par la littérature … !
Quand Roger de Laron fut en âge de lire ; il n'a pu éviter un roman d'amour courtois, qui était un succès en cette fin du XIIIème siècle : il s'agit du poème de La Chastelaine de Vergy, écrit en vers par un inconnu.
Dans l'Amour courtois, la fin'amor est assortie de l’obligation quasi sacrée qui est faite aux amants de tenir absolument secrète leur liaison, généralement adultère. Quand le troubadour chante sa dame, il ne la désigne que sous un pseudonyme et se garde de donner son nom.
Le roman a eu un énorme succès dans les cours occidentales à partir du XIIe siècle et on retrouve ce thème dessiné ou sculpté sur des tablettes à écrire, des miroirs, des peignes ou des coffrets à bijoux.
Aujourd’hui ce texte est l’un des joyaux de la littérature française du Moyen Age. Il en subsiste vingt-deux manuscrits connus datant du XIIIe au XVIIIe siècle.



A l’époque gothique, Paris est la capitale du travail de l’ivoire. Les coffrets, comme les valves de miroir ou les tablettes à écrire, illustrent ce goût pour les oeuvres profanes sculptées de thèmes puisés dans la littérature courtoise contemporaine.
Les panneaux de ce coffret profane illustrent l’histoire des amours tragiques de la châtelaine de Vergy et d’un chevalier. Le style des vêtements portés par les personnages indique que le coffret du Louvre date du second quart du 14e siècle.

Le nom de Vergy était déjà entré en littérature, avec le Roman de la Violette composé en 1227-1228 par Gerbert de Montreuil. Le héros, Gérard de Nevers défendait le château de Vergy et l’orphelin qui l’habitait contre les assauts d’un chevalier pillard.
Il semble que Vergy soit alors un lieu de séjour des jongleurs et ménestrels des XIIe et XIIIe siècles. Leurs châtelains ont sans doute le sens de l’hospitalité, d’où l’intérêt que leur portent les poètes.
Les scène se passent en Bourgogne, alternativement au château de Vergy, demeure de l'héroïne, et dans un château du duc de Bourgogne, très voisin du premier, sans doute le château d'Argilly..
Vergy est un village de la Côte d'Or. Du château, il n’en reste que quelques rochers, car il a été rasé en 1604 et n’a jamais été reconstruit.

Les personnages sont le duc et la duchesse de Bourgogne qui ne sont pas nommés, la châtelaine de Vergy, nièce du duc, et un chevalier amant de la châtelaine.

« Il est une espèce de gens qui font semblant d'être loyaux et de garder si bien un secret qu'il convient de se fier à eux ; et quand aucun s'abandonne à leur faire une confidence d'amour, ils la répandent par le pays et en font leur fable et leur risée.

Alors celui qui a révélé son secret en perd toute joie ; car plus l'amour est grand, plus les parfaits amants sont désespérés, si l'un d'eux croit que l'autre a découvert ce qu'il devait celer, et souvent il s'ensuit cet effet détestable que l'amour finit à grande douleur et vergogne.

Telle chose advint en Bourgogne à la Dame de Vergy et à un Chevalier qui l'aimait.
»

La châtelaine de Vergy s’ennuie ferme dans son château, bâti à quelques kilomètres de Beaune, sur un éperon rocheux. Elle s’éprend d’un beau chevalier, compagnon du duc de Bourgogne dont il est le vassal le plus apprécié.
L’amitié cède bientôt le pas à l’amour et les visites se font de plus en plus rapprochées et intimes.
La dame craint d'éveiller quelques soupçons dans son entourage ; et envisage de faire sortir son petit chien - dressé à cet effet - dans le verger, pour signaler à son amant l’absence du châtelain...
La dame, rappelle à son amant que leur amour doit être tenu secret ; et qu'au moment même où leur amour serait révélé, il la perdrait ainsi que le don total qu’elle lui fait d’elle-même.
« Ami, fet ele, or vus chasti,               « Ami, dit-elle, maintenant je vous avertis,
Si vus comant e si vus pri,                  je vous le recommande et je vous en prie:
Ne vus descovrez a nul humme!        ne vous confiez à personne.
De ceo vus dirai ja la summe:                        Je vais vous dire la raison de la chose:
A tuz jurs m'avrïez perdue,                 vous me perdriez à tout jamais
Se ceste amur esteit seüe;                   si cet amour était connu.
Jamés ne me purriez veeir                  Plus jamais vous ne pourriez me voir
Ne de mun cors seisine aveir. »                      ni prendre possession de mon corps. »

Longtemps, tout se passe bien, et leur amour est doux et secret, car personne d’autre n’en a connaissance.
Tout se passe fort bien jusqu’au jour où la duchesse de Bourgogne, invitée au château par son amie, est mise en présence du chevalier.
La duchesse s’intéresse alors au jeune homme, et finalement, brûle elle aussi d’amour pour le chevalier.... Objet des avances de la duchesse, le chevalier refuse et lui déclare qu'il ne se montrera jamais déloyal envers son seigneur.

La duchesse en ressent une profonde irritation. De dépit elle dit à son mari que le chevalier lui a déclaré sa flamme. Le duc appelle le chevalier et le somme de lui dire l’exacte vérité. Partagé entre son devoir de vassal, son désir de rétablir la vérité et son serment de ne rien dévoiler de son amour ; il opte finalement pour la vérité et raconte tout à son seigneur. Il lui confie - pour appuyer son récit - le jeu du petit chien qui favorise ses rencontres avec la châtelaine de Vergy.
Le duc à demi convaincu demande au chevalier à l'accompagner lors de son prochain rendez-vous, pour assister de loin à la rencontre des deux amants. Le chevalier y consent, et la nuit suivante, les deux hommes partent à pied. Le duc caché derrière un arbre voit venir le petit chien suivi bientôt de la dame ; il peut alors constater de visu que le chevalier ne lui a pas menti.

La duchesse, étonnée, observe aucun changement dans l'attitude de son mari envers le chevalier. Elle traite le duc avec froideur jusqu'à ce qu'elle lui extorque le récit des liens qui unissent la châtelaine et son chevalier ; non sans avoir juré à son tour de garder le secret. Mais elle se trouve trop humiliée d'avoir été préférée à une dame de moindre rang....
Elle entreprend de se venger davantage, et invite alors la châtelaine à un bal où elle la complimente sur le dressage des petits chiens ; et sous-tend qu’elle n’ignore rien de ses amours.

La Dame de Vergy apprend le parjure de son amant et voit ainsi son amour coupable étalé sur la place publique. Ainsi bafouée, elle meurt de douleur. Le chevalier apprend la nouvelle du suicide de sa maîtresse, et pris de remords, se transperce le corps de son épée.
Le duc trouve les deux corps sans vie des amants, il comprend son tort d’avoir clamé et répandu les termes de leur secret. Il s’empare de l’épée du chevalier. Il perce à jour l'ignominie de la duchesse et la décapite en plein bal. Le duc se confie à un ecclésiastique. Il quitte ses fonctions à la tête du duché et s’engage comme Templier pour faire croisade.

On pourrait douter que les personnages de ce roman aient existé réellement... En effet, deux thèmes repris dans cette histoire en alimentent bien d'autres : il s'agit du '' Secret à bien garder '' et de ''l'Amoureuse dédaignée et accusatrice'' que l'on retrouve dans la mythologie avec Joseph et la Femme de Putiphar, ou Sténobée et Bellérophon... Pourtant, et parfois la réalité rejoint la fiction ; certains détails que nous connaissons de la vie de quelques personnalités du duché de Bourgogne à cette époque, correspondent...

* Nous pourrions avoir une piste avec Hugues III (1148-1192), duc de Bourgogne de 1162 à 1192. En 1165, il épouse en premières noces Alix de Lorraine (1145 - †1200) qu'il répudie en 1183.. ! Il se remarie .. En 1185, il est en guerre avec le seigneur de Vergy. Il s'engage ensuite dans la troisième croisade. Il combat au côté de Richard Cœur de Lion et meurt à Tyr zn 1192.
D'autres dames de Vergy ont été apparentées à la maison de Bourgogne.

* L'héroïne du poème est mariée à un Vergy; elle est de plus nièce d'un duc de Bourgogne. Et, on pourrait l'identifier à Laure de Lorraine, mariée en premières noces à Jean de Dampierre et en secondes noces, entre 1259 et 1267, à Guillaume de Vergy, sénéchal de Bourgogne : elle devient, par ce mariage , petite-cousine ou plutôt nièce, à la mode de Bretagne, de Hugues IV, duc de Bourgogne.
Le duc avait donné en fief à Guillaume de Vergy la châtellenie dont il portait déjà le nom, et par suite, Laure de Lorraine avait le droit de se faire appeler châtelaine de Vergy.
Le duc visé par le poète est, dès lors, Hugues IV, qui nous est représenté partant pour, la Terre Sainte et n'en revenant pas. En fait, Hugues IV se croisa avec Louis IX et mourut en 1272, de retour d'un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle.
Quelle est la duchesse ? Ce ne saurait être que Yolande de Dreux, première femme de Hugues IV, qui meurt en 1255, alors que Laure de Lorraine, mariée à Jean de Dampierre, ne portait pas encore le nom de Vergy. C'est donc Béatrice de Champagne, mariée en 1258.


Quant au chevalier amant de la châtelaine, nulle allusion ne nous permet de découvrir son nom.

** Les illustrations proviennent de photos de la ''Camera da letto della Castellana di Vergy'' du Palais Davanzati à Florence. La décoration de la chambre du 2ème étage, reprend les épisodes de notre histoire... Ce palais du Moyen-âge a été construit par la famille Davizzi, des marchands de l'Arte di Calimala.

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