jeudi 7 août 2014

Saint-Georges et le Dragon. -4/4- ...et les femmes -2-

Extraits de « Saint Georges ou l’imaginaire de la liberté » de Richard Miller
Rubens, Peter Paul
Saint George Battles the Dragon : 1606-1608

« Cet ouvrage vise plusieurs objectifs, précise Hervé Hasquin dans la préface. Le premier est de mieux faire connaître la complexité de ce héros légendaire. L'auteur étudie aussi la façon dont s'est élaborée la légende et comment l'histoire réelle et fictive interfèrent. Il veut aussi témoigner de l'importance du folklore populaire comme affirmation de la liberté imaginaire de l'être humain ». D'où son titre : Saint Georges ou l'imaginaire de la liberté. Richard Miller poursuit sa quête inexorable. « Dans ce genre de mythe, chacun va trouver ce qu'il est venu chercher, dit-il. C'est pourquoi ce type de récit parle à tous et s'appuie sur une profonde universalité. Tout le monde a besoin un jour d'un chevalier pour l'aider à repousser ses peurs »

Richard Miller, est né à Charleroi, le 16 novembre 1954. Il est député wallon, et Docteur en philosophie de l’Université Libre de Bruxelles. Il publie « Saint Georges ou l’imaginaire de la liberté », par les Cahiers du Centre Jean Gol
Il vit à Mons.
« Il est impossible de résumer en un ouvrage l'histoire de Saint Georges. Une histoire qui a débuté au Proche Orient, au 3e siècle après Jésus Christ. Même Jean-Paul Sartre s'est vivement intéressé à ce mythe catholique alors qu'il est connu pour être un marxiste soutenant les thèses révolutionnaires. On ne sait pas non plus si le fameux Saint Georges a réellement existé. "Mais on ne dit pas non plus qu'il n'a pas existé. On ne peut pas l'identifier. S'il a existé, on ne saura probablement jamais qui il a été. On ne sait pas le représenter. Si vous observez le casque de Saint Georges sur la place, vous constaterez qu'il n'y a pas de visage en dessous. On ne peut pas le représenter !" »

Detail of a miniature
of George fighting the dragon,
France, c. 1430-1440
Le Moyen Âge chrétien, durant plus de mille ans, ignora l’épisode du combat contre le dragon, lequel n’est nullement le point de départ des récits qui concernent le saint guerrier, mais en constitue un développement, une émanation tardive. Ce n’est qu’ à l’approche du 13ème siècle que ce fait d’armes commença à supplanter les autres aspects de sa vie, y compris le martyre enduré .

Les peurs n’étant pas égales pour tous, on verra Saint Georges être affecté à la protection des chevaliers au combat, des Croisés face aux Infidèles, mais également à celle des agneaux dont le berger craint par-dessus tout qu’ils soient dévorés par un animal prédateur ; voire à celle des produits de la ferme pour qu’ils ne se gâtent pas. Autre registre que l’on n’a guère l’habitude d’associer au soldat de Dieu : la protection de la jeune fille qui a peur de ne pas trouver de mari, ou celle de la pucelle pour qui on en a trouvé un, ou encore l’angoisse de la femme craignant la stérilité ou au contraire l’accouchement...

Les ancêtres de Saint-Georges Georges : Héraclès tuant l’Hydre de Lerne, Thésée qui vainc le Minotaure, Cadmos fondant Thèbes après avoir tué un dragon, Persée sauvant Andromède d’un monstre marin...
A 1915 British recruitment poster WWI
by the Parliamentary Recruiting Committee,
using the iconography
of St George slaying the dragon

Etudier ce type de récits nous fait accéder à la compréhension de ce qu’est l’esprit humain et donc à la compréhension de qui nous sommes. Lorsque la mythologie grecque, dont la parole se répète à l’origine de notre civilisation, rapporte que Cronos dévorait ses propres enfants, enfants nés de son mariage incestueux avec sa propre soeur, et lorsque nous regardons les oeuvres terrifiantes que ce récit a inspirées à Rubens et à Goya, nous n’apprenons rien de l’origine du monde ou de la nature du temps. Par contre cela enseigne quelque chose à propos de nous-mêmes. Qui sommes-nous pour ainsi proposer comme explication de l’origine de l’univers et de l’existence cet acte monstrueux par lequel un père dévorerait à pleines dents ses enfants ? Qui sommes-nous pour inventer qu’un père comme Abraham puisse accepter d’égorger son fils pour satisfaire Dieu ? Qui sommes-nous pour imaginer –comme le rapporte la Vie de saint Georges-, qu’un père, le roi, accepterait de livrer sa fille, la princesse, une bête répugnante ? Question d’autant plus dérangeante que non seulement d’autres cultures mettent en avant le même type d’excès, mais que nous-mêmes, pourtant formés, formatés, par plusieurs siècles de rationalisme, nous ne pouvons nous départir d’un sentiment intéressé à l’ égard de ces récits qui, la plupart du temps, comme le rappelle Marcel Detienne sont effroyables, scandaleux et obscènes ( Marcel Detienne, L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard).

Salvador Dali  -  Saint-George
Nous savons qu’il ne peut s’agir de faits exacts, nous ne les déclarons pas faux pour autant. Nous ne pouvons au contraire nous empêcher de leur attribuer un crédit particulier, tout en sachant qu’ils n’appartiennent pas réellement à notre monde et à notre temporalité mais à une sorte de présent éternel. Le récit que la tradition nous rapporte n’est pas précisément exact mais il est doté d’une véracité singulière : saint Georges a terrassé le dragon, a sauvé la princesse, et la population reconnaissante s’est convertie au christianisme. Les probabilités sont pourtant faibles pour que tel jour de telle année, un nommé Georges qui passait par là, ait remporté un combat, qui plus est, un combat contre un dragon ailé, amphibie et cracheur de feu, lequel s’apprêtait à dévorer une princesse livrée au monstre par son père le roi, et ce, conformément aux lois édictées. Pourtant, nous ne pouvons nous empêcher d’accorder à cet événement un statut dont non seulement nous ne doutons pas mais dont il ne nous paraît pas nécessaire de douter. De manière tout aussi surprenante, toute personne étrangère, à qui le combat serait raconté, lui accordera semblable statut de vérité : chacune et chacun sait immédiatement à quelle sorte de récit il a affaire. Bref la fabulation continue de nous parler quand bien même vivons-nous au XXIème siècle.
Johann König  -  Saint-Georges


Il ne s’agit pas d’affirmer, contre la raison, que les dieux, les monstres, les héros et les princesses existeraient de toute éternité mais de saisir, en se fondant sur les récits constitués autour de saint Georges, comment l’esprit humain fonctionne, comment il est plus vaste que la pensée rationnelle, de même que les flots sont plus vastes que le radeau, et comment le monde de l’objectivité ne suffit pas combler la puissance fictive, imaginative, fabuleuse qui est la sienne : Car seule, l’histoire de la fonction symbolique permettrait de rendre compte de cette condition intellectuelle de l’homme, qui est que l’univers ne signifie jamais assez, et que la pensée dispose toujours de trop de significations pour la quantité d’objets auxquels elle peut accrocher celles-ci. »( Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op.cit., pp. 202-203.).

Edward Burne-Jones,
La légende de St George et le dragon,
VI- La princesse attaché à un arbre, 1866
La pensée rationnelle ne résout pas les questions premières. Elle ne cesse au contraire de les reposer avec une nouvelle urgence éthique. Le débat sur la fécondation in vitro, sur les manipulations génétiques ou sur l’utilisation de l’intelligence artificielle et cybernétique n’est-il pas une formulation autre pour une même question initiale : qui sommes-nous ? Ce « mystère de la fécondation n’a cessé de hanter le Moyen Âge chrétien, ce dont témoigne le culte de l’Immaculée Conception. La question de la virginité, de la fécondation, de la reproduction et du désir, se retrouvent d’ailleurs très exactement à l’endroit où Saint-Georges la situe : sous la robe de la princesse. Le dragon n’est pas tué immédiatement, mais terrassé , maté , dompté; c’est à la princesse que Georges propose de le tenir en laisse avec ce qui lie ou délie sa robe, à savoir sa ceinture. Scène à laquelle le Tintoret en 1552 confère, toute son ambiguïté en peignant la princesse assise, les jambes écartées, sur la bête. ( position qualifiée par plusieurs auteurs comme indécente ...).
Un autre refuge, et non des moindres, est la culture populaire qui a toujours incarné un formidable lieu de résistance face à la supériorité des clercs, des savants et des initiés. Face aussi aux dogmes imposés par l’Eglise. Rituel religieux et rituel populaire, folklorique, ont été concomitants sans être intégrés, fondus l’un dans l’autre. On peut voir cette association/dissociation dans la Fête de la Saint-Georges gravée par Hieronymus Cock d’après une peinture de Pieter Bruegel l’Ancien. 
The Kermis of Saint George, c. 1559
Pieter Breughel, the elder (Flemish, 152530-1569) published by Hieronymus Cock (Flemish, 1510-1570)

Cette oeuvre permet de souligner la dimension essentielle qu’est le rire, la dérision, qui de tout temps a constitué pour les populations une réponse de la liberté à tout ce qui contraint. Breughel est à ce point associé à ce pouvoir de mise en dérision que son nom en est venu à lui servir de qualificatif. Pour en revenir à l’association/dissociation entre les manifestations du culte et la spontanéité populaire, celle-ci demeure très visible dans les folklores locaux dont celui du week end de la Trinité à Mons.

Le récit de saint Georges est la prise en compte de la peur, motion humaine rivée au corps et que nulle raison ne suffit à dompter, si elle n’est assortie de cette rare vertu qu’est le courage. Peur du combattant, peur de la douleur, peur de l’ennemi, peur de l’étrange ; peur politique dans le chef du roi ; peur sexuelle de la princesse future épousée ; peur féminine dans une société d’hommes ; peur humaine de l’animal et de l’obscur ; peur chrétienne des Sarrasins; peur médiévale de la famine et de la peste ; peur corporelle de ce qui agresse, pénètre, tranche, découpe, torture et brûle ; peur du regard de Dieu, du Jugement dernier et des supplices de l’enfer ; peur aussi du sang, de la perte du sang, perte physique à travers la blessure reçue au combat ou à travers le sexe de la femme, mais aussi peur de la perte du « sang », au sens de la lignée. Le sang fut un élément déterminant de la société médiévale, ce dont la quête du Saint Graal, du sang provenant de l’enveloppe charnelle du Christ, est le symbole.
Raphael
Saint_Georges terrassant le dragon 1505

En ce sens la peinture, pleinement constitutive du récit collectif, par la répétition d’un même modèle , va confirmer que saint Georges est l’incarnation de la peur vaincue. Que ce soit Giorgione, Carpaccio, Uccello, Raphaël, Le Tintoret, Rubens, Altdorfer...

Dans Le Rameau d’or, publié entre 1890 et 1915 et qui constitue la plus vaste tentative de rassembler l’ensemble des croyances rituelles de l’humanité , James Georges Frazer mentionne non pas saint Georges en tant que tel, mais nombre de rites liés au jour de la Saint-Georges. Rites liés à la nature et au rythme des saisons qui permettent, soulignons-le au passage, de comprendre la présence des « hommes-feuilles » lors du combat du Doudou, vestige du culte des arbres répandus sur tout le continent européen.

Sur une toile du Tintoret, on y voit saint Georges, le dragon, la princesse et Louis de Toulouse. Trois siècles plus tard, préparant Les pierres de Venise John Ruskin s’est arrêté devant cette toile. Il remarque que «  le sujet est traité d’une nouvelle et curieuse façon. Le personnage principal est la princesse, à califourchon sur le cou du dragon qu’elle tient par une bride de ruban ( ) Il n’y a aucune expression, aucune vie dans ce dragon ( ) la princesse semble avoir été placée par saint Georges sur le dragon, son principal ennemi, dans une attitude victorieuse. Elle porte une riche robe rouge, mais elle manque de grâce ». L’attitude est «  nouvelle et curieuse »; en clair, pour une princesse, elle est franchement inconvenante. Le dragon entre ses jambes est dit « sans vie »
St Louis, St George, et la princesse - Jacopo Tintoretto (1518-1594)
(..) dans le récit fabulo-mythique de saint Georges, Eros est de la partie. En plus des interrogations liées à la composition des images saintes, sont présentes celles relatives à ce sur quoi la société féodale est fondée, la virginité et, plus largement, la non-sexualité de la femme.
Louis de Toulouse. Né à Brignolles en 1274 et mort au même endroit vingt-trois ans plus tard, sa vie aurait pu être inintéressante. Cependant il fut retenu en otage durant sept ans près de Taragone. Là, il eut la révélation. On dit de lui que « remarquable pour sa pureté angélique, il ne ressentit aucune des séductions du monde . Bref, il est permis d’inférer que sa présence sous le pinceau du Tintoret symbolise la pureté charnelle. Le regard baissé et son attitude ambiguë laissent deviner la réprobation qu’il éprouve à l’égard de cette princesse qui se conduit de façon si outrancière. La figure de saint Louis et celle du saint guerrier sont deux regards consternés portés sur celle par qui tout devient imaginable. Si le dragon a été maté par saint Georges, quelle puissance pourra, semblent-ils penser, contenir tout ce que couve de sexualité possible la jeune femme ? C’est la princesse et non plus le dragon qui devient, pour reprendre la formulation de Freud, le lieu de l’inquiétante étrangeté.
Mater le désir de la femme, l’ignorer, l’occulter, le circonscrire est un impératif de la société féodale dont les chevaliers délaissaient le lit conjugal durant de longues périodes –ce dont les sept années d’absence de saint Louis pouvaient être perçues comme le rappel. Impératif qui ne se borne pas aux seuls moments d’abstinence imposée par des s parations momentanées : c’est la vie sexuelle de la femme dans sa totalité qui doit être sous contrôle : se maîtriser par intermittence eût été rendu encore plus improbable, une fois les sens éveillés.

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