Qui est vraiment ce Monsieur Ouine ?
Il «
est venu d'on ne sait où, un soir. »... Monsieur
Ouine a toutes les apparences du bon vieux monsieur, érudit,
sympathique, maladif, de commerce agréable et parfaitement
inoffensif. Sa place dans le récit s'annonce modeste ...
Le bruit court qu'il « est un
causeur exquis »

La tragédie qui compose M. Ouine est
une fable... Une parabole... Fenouille n'est pas seulement un village
d'Artos, c'est le monde ; ses habitants sont l'humanité ;
nous sommes l'un d'eux … Le seul en qui nous ne pouvons pas nous
reconnaître est Ouine... Nous ne nous reconnaissons pas en Satan … !
Ce vieux professeur retiré du monde,
exerce une fascination sur ses élèves... Il n'est pas indifférent
aux vies qui l'entourent …
Le jeune garçon que lui « apporte »
Jambe de Laine excite sa curiosité, le trouble : « Je viens de
me revoir moi-même, dit-il, comme un mort regarde dans le passé…
Le petit garçon que j’étais, je l’ai vu, j’aurais pu le
toucher, l’entendre… »
Mais, l'instant émotif passé, le
nouveau venu est déjà une proie... Il ne brusque pas Steeny. C'est
avec précaution qu'il assure son emprise, conduit son dessein,
l'entreprise de destruction des âmes. . M. Ouine souille tout ce
qu’il approche. Qu'il parle de l'enfance avec attendrissement,
qu'il s'applique à défendre l'innocence, qu'il conseille
''amicalement'' un prêtre désemparé, ce n'est que procédé et
calcul d'une démarche sciemment conduite pour jeter un trouble dans
les esprits... Il dévore les âmes … « Je les ai
convoitées » dit-il...
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Dante - l'Enfer |
Ouine n'est pas brutal. Accueillant,
soucieux de tout arranger, disponible – le jeune curé voit arriver
au presbytère un Ouine très amical, conciliant, coopératif – il
est effacé, ne répond pas aux calomnies. Même, il veille à la
santé morale des innocents et n'oublie pas de féliciter
l'instituteur quand celui-ci veut épargner à ses élèves le
spectacle scandaleux de l'enterrement. Peut-on concevoir plus exact
portrait de l'ange déchu ?
Ouine ne fait pas peur. Pas plus que
Satan n'est le cornu à fourche, il n'est pas un être répugnant. Il
sait se faire oublier, être présent sans être là, habiter les
esprits sans qu'ils aient l'impression de n'être pas libres... Et,
il sait des choses que le village ignore...
Le personnage de M. Ouine est une
synthèse de tous les héros bernanosiens en qui se manifeste le
Mal : maquignon, mendiant, Fiodor, Saint-Marin ….
Devant la mort : aucun remord :
« L’idée qu’il dût
regretter en mourant quoi que ce fût, renier une seule de ces heures
dont chacune avait marqué un progrès vers la délivrance, la
liberté totale, ne lui était pas encore venue. Et il était de
moins en moins supposable qu’elle vînt jamais »
« Au point où je me
trouve, il ne me faudrait pas moins que toute une vie pour réussir à
former un remords. Le mot lui-même a perdu son sens, »
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Knud Andreassen Baade -Landscape in moonshine |
Evening, 1897, oil on canvas by Jakub Schikaneder |
Ce roman empli du désespoir
existentiel, est porté par plusieurs énigmes romanesques. On
pourrait penser que ces intrigues obscurcissent le propos, conduisant
le lecteur à des impasses
Peut-être Bernanos pense t-il qu'il
n'est pas nécessaire de poursuivre des personnages au-delà de ce
qu'il nous en dit … N'oublions pas que tout ce ceci n'est qu'une
parabole... !
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Vincent Van Gogh
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Vincent Van Gogh
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- Qui a tué le petit valet ?
Le hasard de l'accident ? Un
maraudeur ? Il s'agirait vraiment d'un crime, et il y a des
suspects... Monsieur Ouine, ce que témoigneraient les propos de
Jambe de Laine, mais elle-même n'est pas très 'claire' .. ! Il
y a aussi Eugène qui fait le coupable idéal...
Ce crime est une des grandes images de
ce roman que le curé définit à la fin de son sermon : « Il
a été l’instrument innocent de votre perte et c’est votre péché
à tous... »
- Philippe ( le père de Steeny) est-il
mort ?
Le père de Steeny est vivant...
Anthelme et Miss l'affirment. Pourtant, il y a un doute. Ou, il ne
serait qu'un ''drôle'', un ''toqué'' …
- Ouine est-il le père de Steeny ?
Le père de Steeny n'est pas pour
Anthème un inconnu, même un ''vrai copain ''… La ressemblance
entre Ouine jeune et Steeny …
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William Blake Lucifer and the Pope in Hell (The King of Babylon) about 1805 |
- Arsène s'est-il suicidé ?
« Sur les épais panneaux marron,
recouverts d’une couche épaisse de poussière, la main du maire de
Fenouille avait écrit en lettres capitales, mais d’un dessin
puéril : ADIEU. » Sinon ; Arsène, le maire, est-il
nécessairement devenu fou ? Est-il vraiment l’auteur des
lettres anonymes ? Bernanos ne répond pas ...
- Jambe-de-Laine est-elle la maîtresse
de M. Ouine ?
L'opinion de Mme Marchal ne fait aucun
doute : « il ne sortait plus d’ici, c’est qu’il
y trouvait son plaisir. (…) – Ben ! Jambe-de-Laine,
parbleu ! »
Jambe de Laine, semble la face femelle
du Mal incarné par M. Ouine …
- Que devient Steeny ?
Ces quelques semaines racontées ici,
sont pour Steeny un passage. Le drame de cet adolescent est sa
solitude... Mais on ne saura rien de la suite, Bernanos nous
abandonne devant la sensation du néant... ! Le but romanesque
de Bernanos n’est pas le lecteur, mais la vie surnaturelle laissée
au démon...
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Odilon Redon |
Pour Bernanos, le désespoir (
peut-être même le nihilisme) n’est pas seulement une maladie,
c’est un mal irrémédiable qui parachève la
victoire du malin sur terre. Ce qui était victoire dans Sous
le soleil de Satan devient triomphe dans Monsieur
Ouine.
Le curé de Fenouille est impuissant, mais le médecin positiviste
aussi.
« L’enfer, c’est le
froid. (…) Le diable, voyez-vous, c’est l’ami qui
ne reste jamais jusqu’au bout… »nous dit le curé de
Fenouille
La présence de Dieu ne se manifeste plus ici par la fulgurante
irruption de la grâce dans la citadelle de l'âme... Mais, peut-être, sur la
route, peut-on sentir le souffle divin ( d'un Dieu faible...) et
comprendre le sens salvateur de cette aventure.. La voie est
mystique, apophatique, paradoxale... Au delà du bien et du mal ...