vendredi 13 juin 2014

Le conteur selon Walter Benjamin -3/3-

Tandis que l'idée d'éternité périclite, commente Benjamin, la mort cesse d'occuper une place prééminente dans le paysage culturel de notre temps. L'homme moderne se trouve dès lors privé de tout horizon, - horizon relativement auquel, et relativement auquel seulement, la vie a sens ; horizon à l'approche duquel, se rencontrant ainsi lui-même, le mourant touche à la réalité de son existence, par là entre dans la forme communicable de cette dernière, dans le possible de sa propre histoire. C'est la vision d'un tel possible qui confère au regard du mourant son autorité insigne. « C'est cette autorité, ajoute Benjamin, qui est à l'origine du récit ». 

Benjamin cite, à titre d'exemple, un récit de Hebel, intitulé Retrouvailles inespérées.
La veille de son mariage, un jeune homme trouve la mort au fond des mines de Falun. Sa fiancée lui reste fidèle toute sa vie durant. Un jour, alors qu'elle touche à l'extrême vieillesse, on lui apporte le corps du jeune homme, retrouvé au fond d'un puits et conservé intact par du vitriol ferreux. « La petite vieille reconnaît son fiancé ». Après cette rencontre, elle meurt à son tour.
Ainsi, l'histoire d'amour marche à la rencontre d'elle-même. A la différence de l'historien, qui explique l'histoire, Hebel se contente de la raconter. Semblablement aux chroniqueurs du Moyen-Age, il assigne aux retrouvailles inespérées une fonction qui fait apparaître ces retrouvailles comme une sorte d' « échantillon » de ce qui advient dans le monde, et à ce titre, comme un abrégé de l'histoire du Salut, ou comme une préfiguration de l'Histoire finie.

Genre ancien, le récit procède du souvenir, sorte de mémoire dont Benjamin dit qu'elle fonde « la chaîne de la tradition », qui transmet de génération en génération les événements passés, tissant ainsi le filet que forment en définitive toutes les histoires.
« Car celles-ci se raccordent toutes entre elles, comme les grands conteurs, particulièrement les Orientaux, se sont plu à le souligner. En chacun d'eux vit une Schéhérazade, pour qui chaque épisode d'une histoire en évoque aussitôt une autre. »

Le roman, pense Benjamin, est un genre égoïste.
Le conte, en revanche, est « le complice de l'homme libéré ». Montant et descendant les « échelons de l'expérience collective », il enseigne les rudiments d'une sagesse pratique qui, dans la mesure où elle n'exclut « ni la ruse ni l'effronterie, permet de faire face aux puissances de l'univers mythique », aux difficultés des travaux et des jours, et à la mort même, - « pourtant le choc le plus profond de toute expérience individuelle » -, puisque, considérée à la lumière de la dite sagesse, « la mort ne représente en rien un scandale ni une limite. »


"Et s'ils ne sont pas morts, ils vivent encore aujourd'hui", dit le conte.

Le conteur, écrit Benjamin, doit être mis « au rang des maîtres et des sages. Car il lui a été donné de remonter tout le cours d'une vie », faite des expériences qui, par effet de communion des âmes, sont à la fois les siennes et celles d'autrui. « Son talent est de raconter sa vie, sa dignité de la raconter tout entière. »

« Le conteur, c'est l'homme qui pourrait laisser la mèche de sa vie se consumer entièrement à la douce flamme de ses récits. Le conteur est la figure sous laquelle le juste se rencontre lui-même. »

Sources : Walter Benjamin, Le conteur,  collection Folio Essais, Œuvres T3, n° 374

J'ai résumé un article lu dans un blog : « la Dormeuse »

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