Extraits de « Saint Georges ou
l’imaginaire de la liberté » de Richard Miller
Rubens, Peter Paul Saint George Battles the Dragon : 1606-1608 |
« Cet ouvrage vise plusieurs
objectifs, précise Hervé Hasquin dans la préface. Le premier
est de mieux faire connaître la complexité de ce héros légendaire.
L'auteur étudie aussi la façon dont s'est élaborée la légende et
comment l'histoire réelle et fictive interfèrent. Il veut aussi
témoigner de l'importance du folklore populaire comme affirmation de
la liberté imaginaire de l'être humain ». D'où son titre : Saint
Georges ou l'imaginaire de la liberté. Richard Miller poursuit sa
quête inexorable. « Dans ce genre de mythe, chacun va trouver
ce qu'il est venu chercher, dit-il. C'est pourquoi ce type de
récit parle à tous et s'appuie sur une profonde universalité. Tout
le monde a besoin un jour d'un chevalier pour l'aider à repousser
ses peurs »
Richard Miller, est né à Charleroi,
le 16 novembre 1954. Il est député wallon, et Docteur en
philosophie de l’Université Libre de Bruxelles. Il publie « Saint
Georges ou l’imaginaire de la liberté », par les Cahiers du
Centre Jean Gol
Il vit à Mons.
« Il est impossible de résumer en un ouvrage l'histoire de
Saint Georges. Une histoire qui a débuté au Proche Orient, au 3e
siècle après Jésus Christ. Même Jean-Paul Sartre s'est vivement
intéressé à ce mythe catholique alors qu'il est connu pour être
un marxiste soutenant les thèses révolutionnaires. On ne sait pas
non plus si le fameux Saint Georges a réellement existé. "Mais
on ne dit pas non plus qu'il n'a pas existé. On ne peut pas
l'identifier. S'il a existé, on ne saura probablement jamais qui il
a été. On ne sait pas le représenter. Si vous observez le casque
de Saint Georges sur la place, vous constaterez qu'il n'y a pas de
visage en dessous. On ne peut pas le représenter !" »Detail of a miniature of George fighting the dragon, France, c. 1430-1440 |
Le Moyen Âge chrétien, durant plus de
mille ans, ignora l’épisode du combat contre le dragon, lequel
n’est nullement le point de départ des récits qui concernent le
saint guerrier, mais en constitue un développement, une émanation
tardive. Ce n’est qu’ à l’approche du 13ème siècle que ce
fait d’armes commença à supplanter les autres aspects de sa vie,
y compris le martyre enduré .
Les peurs n’étant pas égales pour
tous, on verra Saint Georges être affecté à la protection des
chevaliers au combat, des Croisés face aux Infidèles, mais
également à celle des agneaux dont le berger craint par-dessus tout
qu’ils soient dévorés par un animal prédateur ; voire à celle
des produits de la ferme pour qu’ils ne se gâtent pas. Autre
registre que l’on n’a guère l’habitude d’associer au soldat
de Dieu : la protection de la jeune fille qui a peur de ne pas
trouver de mari, ou celle de la pucelle pour qui on en a trouvé un,
ou encore l’angoisse de la femme craignant la stérilité ou au
contraire l’accouchement...
Les ancêtres de Saint-Georges Georges
: Héraclès tuant l’Hydre de Lerne, Thésée qui vainc le
Minotaure, Cadmos fondant Thèbes après avoir tué un dragon,
Persée sauvant Andromède d’un monstre marin...
A 1915 British recruitment poster WWI by the Parliamentary Recruiting Committee, using the iconography of St George slaying the dragon |
Etudier ce type de récits nous fait
accéder à la compréhension de ce qu’est l’esprit humain et
donc à la compréhension de qui nous sommes. Lorsque la mythologie
grecque, dont la parole se répète à l’origine de notre
civilisation, rapporte que Cronos dévorait ses propres enfants,
enfants nés de son mariage incestueux avec sa propre soeur, et
lorsque nous regardons les oeuvres terrifiantes que ce récit a
inspirées à Rubens et à Goya, nous n’apprenons rien de l’origine
du monde ou de la nature du temps. Par contre cela enseigne quelque
chose à propos de nous-mêmes. Qui sommes-nous pour ainsi proposer
comme explication de l’origine de l’univers et de l’existence
cet acte monstrueux par lequel un père dévorerait à pleines dents
ses enfants ? Qui sommes-nous pour inventer qu’un père comme
Abraham puisse accepter d’égorger son fils pour satisfaire Dieu ?
Qui sommes-nous pour imaginer –comme le rapporte la Vie de saint
Georges-, qu’un père, le roi, accepterait de livrer sa fille, la
princesse, une bête répugnante ? Question d’autant plus
dérangeante que non seulement d’autres cultures mettent en avant
le même type d’excès, mais que nous-mêmes, pourtant formés,
formatés, par plusieurs siècles de rationalisme, nous ne pouvons
nous départir d’un sentiment intéressé à l’ égard de ces
récits qui, la plupart du temps, comme le rappelle Marcel Detienne
sont effroyables, scandaleux et obscènes ( Marcel Detienne,
L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard).
Salvador Dali - Saint-George |
Nous savons qu’il ne peut s’agir de
faits exacts, nous ne les déclarons pas faux pour autant. Nous ne
pouvons au contraire nous empêcher de leur attribuer un crédit
particulier, tout en sachant qu’ils n’appartiennent pas
réellement à notre monde et à notre temporalité mais à une
sorte de présent éternel. Le récit que la tradition nous rapporte
n’est pas précisément exact mais il est doté d’une véracité
singulière : saint Georges a terrassé le dragon, a sauvé la
princesse, et la population reconnaissante s’est convertie au
christianisme. Les probabilités sont pourtant faibles pour que tel
jour de telle année, un nommé Georges qui passait par là, ait
remporté un combat, qui plus est, un combat contre un dragon ailé,
amphibie et cracheur de feu, lequel s’apprêtait à dévorer une
princesse livrée au monstre par son père le roi, et ce,
conformément aux lois édictées. Pourtant, nous ne pouvons nous
empêcher d’accorder à cet événement un statut dont non
seulement nous ne doutons pas mais dont il ne nous paraît pas
nécessaire de douter. De manière tout aussi surprenante, toute
personne étrangère, à qui le combat serait raconté, lui accordera
semblable statut de vérité : chacune et chacun sait immédiatement
à quelle sorte de récit il a affaire. Bref la fabulation continue
de nous parler quand bien même vivons-nous au XXIème siècle.
Johann König - Saint-Georges |
Il ne s’agit pas d’affirmer, contre
la raison, que les dieux, les monstres, les héros et les princesses
existeraient de toute éternité mais de saisir, en se fondant sur
les récits constitués autour de saint Georges, comment l’esprit
humain fonctionne, comment il est plus vaste que la pensée
rationnelle, de même que les flots sont plus vastes que le radeau,
et comment le monde de l’objectivité ne suffit pas combler la
puissance fictive, imaginative, fabuleuse qui est la sienne : Car
seule, l’histoire de la fonction symbolique permettrait de rendre
compte de cette condition intellectuelle de l’homme, qui est que
l’univers ne signifie jamais assez, et que la pensée dispose
toujours de trop de significations pour la quantité d’objets
auxquels elle peut accrocher celles-ci. »( Claude Lévi-Strauss,
Anthropologie structurale, op.cit., pp. 202-203.).
Edward Burne-Jones, La légende de St George et le dragon, VI- La princesse attaché à un arbre, 1866 |
La pensée rationnelle ne résout pas
les questions premières. Elle ne cesse au contraire de les reposer
avec une nouvelle urgence éthique. Le débat sur la fécondation in
vitro, sur les manipulations génétiques ou sur l’utilisation de
l’intelligence artificielle et cybernétique n’est-il pas une
formulation autre pour une même question initiale : qui sommes-nous
? Ce « mystère de la fécondation n’a cessé de hanter le Moyen
Âge chrétien, ce dont témoigne le culte de l’Immaculée
Conception. La question de la virginité, de la fécondation, de la
reproduction et du désir, se retrouvent d’ailleurs très
exactement à l’endroit où Saint-Georges la situe : sous la robe
de la princesse. Le dragon n’est pas tué immédiatement, mais
terrassé , maté , dompté; c’est à la princesse que Georges
propose de le tenir en laisse avec ce qui lie ou délie sa robe, à
savoir sa ceinture. Scène à laquelle le Tintoret en 1552 confère,
toute son ambiguïté en peignant la princesse assise, les jambes
écartées, sur la bête. ( position qualifiée par plusieurs auteurs
comme indécente ...).
Un autre refuge, et non des moindres,
est la culture populaire qui a toujours incarné un formidable lieu
de résistance face à la supériorité des clercs, des savants et
des initiés. Face aussi aux dogmes imposés par l’Eglise. Rituel
religieux et rituel populaire, folklorique, ont été concomitants
sans être intégrés, fondus l’un dans l’autre. On peut voir
cette association/dissociation dans la Fête de la Saint-Georges
gravée par Hieronymus Cock d’après une peinture de Pieter Bruegel
l’Ancien.
The Kermis of Saint George, c. 1559 Pieter Breughel, the elder (Flemish, 152530-1569) published by Hieronymus Cock (Flemish, 1510-1570) |
Cette oeuvre permet de souligner la dimension essentielle
qu’est le rire, la dérision, qui de tout temps a constitué pour
les populations une réponse de la liberté à tout ce qui contraint.
Breughel est à ce point associé à ce pouvoir de mise en dérision
que son nom en est venu à lui servir de qualificatif. Pour en
revenir à l’association/dissociation entre les manifestations du
culte et la spontanéité populaire, celle-ci demeure très visible
dans les folklores locaux dont celui du week end de la Trinité à
Mons.
Le récit de saint Georges est la prise
en compte de la peur, motion humaine rivée au corps et que nulle
raison ne suffit à dompter, si elle n’est assortie de cette rare
vertu qu’est le courage. Peur du combattant, peur de la douleur,
peur de l’ennemi, peur de l’étrange ; peur politique dans le
chef du roi ; peur sexuelle de la princesse future épousée ; peur
féminine dans une société d’hommes ; peur humaine de l’animal
et de l’obscur ; peur chrétienne des Sarrasins; peur médiévale
de la famine et de la peste ; peur corporelle de ce qui agresse,
pénètre, tranche, découpe, torture et brûle ; peur du regard de
Dieu, du Jugement dernier et des supplices de l’enfer ; peur aussi
du sang, de la perte du sang, perte physique à travers la blessure
reçue au combat ou à travers le sexe de la femme, mais aussi peur
de la perte du « sang », au sens de la lignée. Le sang fut un
élément déterminant de la société médiévale, ce dont la quête
du Saint Graal, du sang provenant de l’enveloppe charnelle du
Christ, est le symbole.
Raphael Saint_Georges terrassant le dragon 1505 |
En ce sens la peinture, pleinement
constitutive du récit collectif, par la répétition d’un même
modèle , va confirmer que saint Georges est l’incarnation de la
peur vaincue. Que ce soit Giorgione, Carpaccio, Uccello, Raphaël, Le
Tintoret, Rubens, Altdorfer...
Dans Le Rameau d’or, publié entre
1890 et 1915 et qui constitue la plus vaste tentative de rassembler
l’ensemble des croyances rituelles de l’humanité , James Georges
Frazer mentionne non pas saint Georges en tant que tel, mais nombre
de rites liés au jour de la Saint-Georges. Rites liés à la nature
et au rythme des saisons qui permettent, soulignons-le au passage, de
comprendre la présence des « hommes-feuilles » lors du combat du
Doudou, vestige du culte des arbres répandus sur tout le continent
européen.
Sur une toile du Tintoret, on y voit
saint Georges, le dragon, la princesse et Louis de Toulouse. Trois
siècles plus tard, préparant Les pierres de Venise John Ruskin
s’est arrêté devant cette toile. Il remarque que « le
sujet est traité d’une nouvelle et curieuse façon. Le personnage
principal est la princesse, à califourchon sur le cou du dragon
qu’elle tient par une bride de ruban ( ) Il n’y a aucune
expression, aucune vie dans ce dragon ( ) la princesse semble avoir
été placée par saint Georges sur le dragon, son principal ennemi,
dans une attitude victorieuse. Elle porte une riche robe rouge, mais
elle manque de grâce ». L’attitude est « nouvelle et
curieuse »; en clair, pour une princesse, elle est franchement
inconvenante. Le dragon entre ses jambes est dit « sans vie »
St Louis, St George, et la princesse - Jacopo Tintoretto (1518-1594) |
(..) dans le récit fabulo-mythique de
saint Georges, Eros est de la partie. En plus des interrogations
liées à la composition des images saintes, sont présentes celles
relatives à ce sur quoi la société féodale est fondée, la
virginité et, plus largement, la non-sexualité de la femme.
Louis de Toulouse. Né à Brignolles
en 1274 et mort au même endroit vingt-trois ans plus tard, sa vie
aurait pu être inintéressante. Cependant il fut retenu en otage
durant sept ans près de Taragone. Là, il eut la révélation. On
dit de lui que « remarquable pour sa pureté angélique, il ne
ressentit aucune des séductions du monde . Bref, il est permis
d’inférer que sa présence sous le pinceau du Tintoret symbolise
la pureté charnelle. Le regard baissé et son attitude ambiguë
laissent deviner la réprobation qu’il éprouve à l’égard
de cette princesse qui se conduit de façon si outrancière. La
figure de saint Louis et celle du saint guerrier sont deux regards
consternés portés sur celle par qui tout devient imaginable. Si le
dragon a été maté par saint Georges, quelle puissance pourra,
semblent-ils penser, contenir tout ce que couve de sexualité
possible la jeune femme ? C’est la princesse et non plus le dragon
qui devient, pour reprendre la formulation de Freud, le lieu de
l’inquiétante étrangeté.
Mater le désir de la femme, l’ignorer,
l’occulter, le circonscrire est un impératif de la société
féodale dont les chevaliers délaissaient le lit conjugal durant de
longues périodes –ce dont les sept années d’absence de saint
Louis pouvaient être perçues comme le rappel. Impératif qui ne se
borne pas aux seuls moments d’abstinence imposée par des s
parations momentanées : c’est la vie sexuelle de la femme dans sa
totalité qui doit être sous contrôle : se maîtriser par
intermittence eût été rendu encore plus improbable, une fois les
sens éveillés.
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